J'ai à nouveau le plaisir d'accueillir Matthieu Dhenne. Avocat au Barreau de Paris, Représentant devant la Juridiction Unifiée du Brevet (JUB), Docteur en droit, Matthieu est également chargé d’enseignement à l’université Panthéon-Assas (Paris 2), et Expert auprès de l’OCDE (PMAI).
Par un important arrêt rendu le 24 avril 2024, la Chambre commerciale de la Cour de cassation juge que la cession d’un brevet n’est, à défaut d’inscription au registre, pas opposable aux tiers, mais que la régularisation de cette situation en cours d’instance concerne tous les actes de contrefaçon, y compris ceux antérieurs à ladite régularisation. Bien que pragmatique et mesurée, cette position n’en demeure pas moins incohérente. Une prise en compte nette de la fonction de la formalité publicitaire permettrait d’éviter ce biais en retenant qu’en l’occurrence la publicité n’a pas été conçue pour les tiers contrefacteurs. Ainsi, le cessionnaire serait à même de poursuivre tous les actes de contrefaçon se situant entre la cession et son inscription au registre (NDLR la présente publication résume un commentaire détaillé à paraître prochainement au Recueil Dalloz).
La société Sony Computer Entertainment a, au cours des années 1997 et 2001, déposé trois demandes de brevets européens désignant la France et relatives à des fonctionnalités de la manette de la console « PlayStation ». Au terme d’une opération de scission-création, achevée le 1er avril 2010, les brevets correspondants ont été transférés à la société Sony Interactive Entertainment (ci-après « Sony »). Cette cession a fait l’objet d’une inscription au registre national des brevets le 28 juin 2018. Cependant, avant même cette inscription, le 14 décembre 2016, Sony avait déjà été autorisée à faire exécuter des opérations de saisie-contrefaçon dans les locaux de la société Subsonic tandis que, le 16 janvier 2017, les sociétés filiales de Sony exploitant les brevets en France avaient assigné Subsonic en contrefaçon devant le tribunal judiciaire de Paris.
Les juges du fond, en première instance puis en appel, ont alors retenu, en application de l’article L. 613-9 du Code de la propriété intellectuelle (ci-après « CPI »), que la cession n’était opposable aux tiers qu’à compter de son inscription. Ainsi, seuls les actes de contrefaçon postérieurs à la date de cette publicité – le 28 juin 2018 – étaient sanctionnables. Trois moyens ont été formés à l’encontre de l’arrêt d’appel, dont seul le premier visait la cession, celui-ci monopolisera notre attention ici. La Haute juridiction était en effet interrogée, via ce premier moyen, sur l’impact de la formalité publicitaire d’inscription au registre national des brevets d’une cession de brevet sur l’opposabilité de ce dernier, autrement dit, sur le lien entre la publicité de ladite cession et l’opposabilité du brevet (ou, plus précisément, du droit de brevet avec lequel le brevet demeure souvent confondu). Au visa de l’article L. 613-9 du CPI, la Cour régulatrice rappelle que, à défaut d’inscription du transfert au registre, les droits découlant de la cession ne sont pas opposables aux tiers et que le cessionnaire n’est donc pas recevable à agir en contrefaçon. Toutefois, la régularisation d’une inscription en cours de procédure, conformément à l’article 126 du Code français de procédure civile (ci-après « CPC »), couvrira tous les actes de contrefaçon, c’est-à-dire autant ceux postérieurs à l’inscription que ceux qui lui sont antérieurs.
La première réponse de la Cour de cassation, qui rejette l’opposabilité d’une cession en l’absence d’inscription, est classique. En revanche, la deuxième réponse constitue une nouveauté, ou du moins une clarification (eu égard à la jurisprudence antérieure de la Cour), susceptible de surprendre, notamment en raison d’une certaine incohérence du raisonnement adopté : d’abord, la Cour déduit l’inopposabilité du droit de l’absence d’inscription alors que, ensuite, elle considère que la régularisation de l’inscription en cours de procédure concerne autant les actes qui lui sont postérieurs que ceux qui lui sont antérieurs, bien que ces derniers soient pourtant intervenus entre la cession et l’inscription, durant la période parfois qualifiée de « grise », à un moment où le droit n’était donc, à suivre la première, pas opposable. Bien que l’argument d’opportunité, c’est-à-dire celui du pragmatisme, se comprenne aisément, dès lors que le défaut de publicité peut laisser des actes de contrefaçon sans sanction pour une période parfois relativement longue – en l’espèce presque huit années s’étaient écoulées – il n’en demeure pas moins que d’un point de vue juridique, à proprement parler, voire plus largement sous l’angle de la logique, le raisonnement interpelle par la contradiction des réponses apportées aux deux premières branches du moyen. D’autant plus que l’absence de motivation enrichie de l’arrêt n’est pas faite pour faciliter son interprétation.
Face à l’impasse de l’incohérence du raisonnement de la Cour de cassation, un retour au cœur de la problématique est indispensable : les notions d’opposabilité et de publicité ainsi que leurs relations. La cohérence doit donc, semble-t-il, être recherchée au croisement de ces deux notions. Rappelons que l’article L. 613-9 du CPI prévoit à ce sujet que « tous les actes transmettant ou modifiant les droits attachés à une demande de brevet ou à un brevet doivent, pour être opposables aux tiers, être inscrits sur un registre, dit Registre national des brevets, tenu par l’Institut national de la propriété industrielle ». La doctrine a, quasi unanimement, conclu de ce texte que l’opposabilité du droit de brevet cédé était subordonnée à l’inscription de la cession au registre, autrement dit à la publicité de la cession (dont d’ailleurs le Traité de droit des brevets co-écrit par l’auteur lui-même). Sans doute parce que peu d’auteurs ont consacré la réflexion méritée par cette question. Pourtant, nous sommes bien obligés de reconnaître, que si la réponse théorique classique semble de prime abord s’imposer, le pragmatisme qui irrigue l’arrêt rapporté, se comprend, quant à lui, aisément : tout un chacun admettra que l’atteinte à un droit de brevet, que sa cession ait été ou non inscrite au registre, constitue une contrefaçon et qu’il est inadmissible que le simple défaut d’inscription puisse bénéficier au contrefacteur. À ce titre l’arrêt de la Cour de cassation, en dépit de son incohérence, présente le mérite non négligeable de mettre en lumière la problématique, de sorte qu’il suscite la réflexion. Devrait-on, comme le propose la Haute juridiction, distinguer selon que la publicité ait été régularisée avant l’introduction de l’instance ou au cours de celle-ci ? Cette distinction ne paraît pas justifiable. Devrait-on pour autant se contenter d’une application (mécanique) du texte qui ferait abstraction de son sens ? Nous ne le croyons pas.
Revenons donc au cœur du débat : l’opposabilité. Que recouvre cette notion ? En principe, l’opposabilité est contingente à la notion de droit subjectif, car la reconnaissance par le droit objectif d’un droit subjectif implique son respect par les tiers (i.e., inviolabilité), de sorte que tous les droits sont opposables (i.e., exigibilité). L’opposabilité étant alors définie comme l’aptitude d’un droit à faire sentir ses effets à l’égard des tiers. Dès lors, en l’absence de dispositions législatives limitant l’opposabilité, le droit sera opposable par son titulaire à tous les tiers, même ceux n’en n’ayant pas connaissance : c’est le cas, notamment, quand un tiers commet un acte de contrefaçon, même de bonne foi, ou encore lorsqu’il est confronté à la situation juridique créée par un contrat (C. Civ., art. 1200). La loi peut néanmoins prévoir des exceptions soumettant l’opposabilité à une formalité de publicité : c’est le cas pour la cession d’un brevet, mais aussi, entre autres, pour la publicité foncière (C. Civ., art. 1198), le nantissement d’un fonds de commerce (C. Com., art. L. 142-3) ou encore la fiducie-sûreté (C. Civ., art. 2019, al. 2).
Outre la notion d’opposabilité, il convient de s’intéresser à une autre notion à laquelle elle est intimement liée ici : la publicité. Cette dernière connaît plusieurs sens juridiques, elle est notamment comprise comme le caractère de ce qui est effectivement connu du public ou le caractère de qui est destiné à être connu du public et mis à sa disposition sous forme de moyen d’information à consulter. Ces définitions peuvent être rapprochées de deux compréhensions de la publicité. L’une (dite « subjective »), selon laquelle le droit est opposable indépendamment de la publicité si la finalité réside essentiellement dans la protection des tiers, de sorte qu’il convienne de déterminer quels sont les tiers protégés et que leur connaissance effective d’un acte puisse suppléer le défaut de publicité (comme c’est le cas pour une inscription immobilière), et l’autre (dite « objective »), selon laquelle la publicité constitue l’unique moyen possible de l’information des tiers (comme c’est par exemple le cas pour le droit de préférence issu d’un nantissement). Le choix entre l’une de ces conceptions dépend de la fonction assignée à la publicité, selon que l’on souhaite tenir compte de la bonne ou mauvaise foi des tiers ou, plutôt, garantir la sécurité d’un crédit par exemple. Elles peuvent ainsi être utilisées de façon distributive selon que la publicité soit ou non une condition de validité d’un acte : ce sera le cas pour l’inscription d’une sûreté préférentielle, car le droit de préférence naît de l’inscription en ce qu’il participe du classement nécessaire du droit (C. Com., art. L. 142-3), mais ce ne sera pas le cas en matière de propriété foncière quand il s’agit de déterminer quel est le véritable propriétaire (C. Civ., art. 1198). Cette dernière solution, qui consiste à prendre en considération des tiers concernés par la publicité, est celle qui a été retenue par la Cour de justice de l’Union européenne au sujet de licences de dessin et modèle communautaire et de marque de l’Union dans les affaires Hassan et Philipps : un tiers contrefacteur ne peut se prévaloir de l’absence de publicité de telles licences. En ce sens, l’inscription aurait pour unique rôle l’arbitrage des conflits opposant les propriétaires successifs d’un même bien incorporel. S’il est vrai que la réponse de la Cour de cassation à la seconde branche du moyen semble se rapprocher d’une telle solution, la réponse à la première branche la contredit.
Prudence de la Cour régulatrice sans doute dictée par une crainte de prétendue contrariété avec le droit de l’Union qui connaîtrait une distinction entre licences et transferts de droit, pour les seconds opposabilité et inscription seraient liées, ce qui ne serait pas le cas pour les premières. Le lecteur l’aura compris : nous ne sommes pas d’avis qu’une telle distinction existe, d’autant plus que, fondamentalement, elle nous semble peu justifiable. Pourquoi distinguer la cession de la licence ? Dans un cas comme dans l’autre la fonction de l’inscription n’a pas vocation à être différente, sinon il faudrait retenir que les tiers visés par l’information issue de ces actes ne seraient pas les mêmes. Sans compter, last but not least, que les dispositions européennes spéciales ne devraient être interprétées comme susceptibles de neutraliser l’effectivité de la propriété intellectuelle, laquelle est protégée par l’article 17 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
In fine, la question fondamentale que soulève l’article L. 613-9 du CPI réside dans la fonction attribuée à la formalité publicitaire que constitue l’inscription de la cession d’un brevet. Quelle fonction est assignée à la publicité instaurée par l’article L. 613-9 du CPI ? Il semble qu’elle ne concerne pas, essentiellement, les tiers qui auraient intérêt à demander l’annulation du brevet (car cette action semble plutôt fondée sur la liberté du commerce et de l’industrie, et non sur un quelconque droit issu du système des brevets), de sorte que, semble-t-il, elle concerne, avant tout, les propriétaires successifs, au cas où un conflit éclaterait entre eux. Ici, l’examen tend à démontrer que la publicité n’est pas vouée à protéger tous les tiers, mais seulement certains d’entre eux. Nous rejoignons donc la position de la Cour de justice de l’Union en matière de licences, qui se rapproche elle-même de la publicité foncière, en considérant que la publicité vient protéger certains tiers (en l’occurrence les propriétaires d’inventions) et que la connaissance effective de l’acte objet de l’inscription par ces tiers peut suppléer le défaut de publicité.
En pratique deux situations seront ainsi à distinguer. Celle des contrefacteurs, qui ne pourront se prévaloir de l’absence de publicité. Celle des propriétaires successifs, en l’absence de publicité il reviendra au dernier d’entre eux que le tiers avait effectivement connaissance de la cession. Cette compréhension de la publicité au sens de l’article L. 613-9 est confortée par le fait que la formalité de publicité ne constitue pas une condition de validité du droit de brevet per se, en ce que celui-ci existe et est, de lege, opposable indépendamment de son inscription. Le droit de brevet existe et est opposable par lui-même, de sorte que les tiers sont tenus de le respecter en application de la loi, ce qui explique que l’État puisse en tout cas intervenir pour protéger ce droit via l’action pénale.
Pour conclure, si nous pouvons regretter que la Cour de cassation n’ait pas poursuivie plus loin son raisonnement, qu’elle se soit en quelque sorte perdue en chemin, sans doute inquiète d’une prétendue contradiction avec le droit de l’Union, au prix de la cohérence de ses réponses, il n’en demeure pas moins que la position pragmatique adoptée constitue une avancée et qu’elle semble amorcer une prise en compte accrue des tiers (réellement) concernés par l’inscription d’une cession de brevet.