J'ai le plaisir d'accueillir à nouveau Matthieu Dhenne. Avocat et Docteur en droit, Matthieu est aussi Chercheur à l’Institut Max-Planck pour l’Innovation et la Concurrence ainsi que Président de l'Institut Stanislas de Boufflers.
1. Dans les arrêts « Thales » et « Bull » rendus le 11 janvier 2023, la Cour de cassation se prononce pour la troisième fois en presque 50 ans sur la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur. Ce faisant, la haute juridiction semble admettre l’approche « Hitachi » utilisée à l’Office européen des brevets en la matière.
2. Dans la première affaire, le pourvoi visait un arrêt rendu par la cour d’appel de Paris le 21 mai 2019. La société Thales avait en l’espèce déposé une demande de brevet français portant sur un procédé d’affichage temporel de la mission d’un aéronef. Une décision de rejet lui avait été notifiée par l’INPI, notamment au motif que, selon ce dernier, la demande visait une présentation d’informations en tant que telle, dont l’article L. 611-10 (2) du Code de la propriété intellectuelle (ci-après « CPI ») exclut la brevetabilité.
Cette décision a été annulée par la cour d’appel de Paris dans un arrêt rendu le 21 mai 2019. La cour s’est concentrée sur la notion de présentation d’informations, en rappelant qu’une telle présentation avait pour but de transmettre des informations, se singularisant ainsi autant par le contenu cognitif de ces dernières que par la façon de les présenter. En l’occurrence, la revendication 1, qui était en cause, se caractérisait comme suit : d’une part, en ce que les différentes étapes étaient affichées dans une première fenêtre graphique comportant une échelle graduée en temps (ou « timeline »), les différentes étapes étant affichées au regard de l’horaire correspondant à leur accomplissement ; d’autre part, en ce que, si la longueur de la timeline était supérieure à la longueur de la première fenêtre graphique, la fenêtre graphique n’affichait plus qu’une partie de la timeline, partie imposée par l’utilisateur du dispositif de visualisation. La cour a jugé que si la première caractéristique n’impliquait effectivement qu’une transmission d’informations, non brevetable, il en allait différemment pour la seconde caractéristique, qui constituait un moyen technique, de telle sorte que ce moyen distinct de l’information per se rendait la revendication recevable dans son ensemble.
Cet arrêt a été cassé par la chambre commerciale de la Cour de cassation au visa des articles L. 611-10, 2°, d) et L. 612-12, alinéa 1, 5° du CPI. Il est rappelé qu’en application du premier texte l’objet de la demande doit constituer une invention et qu’en vertu du second la demande devait être rejetée si son objet ne constituait « manifestement » pas une invention. Or, selon la haute juridiction, en se bornant à reproduire les termes de la revendication 1, sans établir l’existence d’une contribution technique apportée par la demande de brevet ni expliquer en quoi les moyens revendiqués dans cette dernière avaient le caractère de moyens techniques distincts de la simple présentation d’informations, la Cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision.
3. Dans la seconde affaire, le pourvoi visait un arrêt rendu par la cour d’appel de Paris le 22 novembre 2019. La société Bull avait en l’espèce déposé une demande de brevet portant sur un terminal pour l’établissement de communications par diffusion à l’intérieur d’un groupe. Une décision de rejet lui avait été notifiée par l’INPI au motif qu’au regard de l’intitulé des revendications la solution proposée ne comportait pas de caractéristique technique spécifique, mais se contentait d’exposer une méthode permettant de conduire des opérations intellectuelles mises en œuvre par des moyens de calcul génériques.
La décision a été annulée par la cour d’appel de Paris dans un arrêt rendu le 22 novembre 2019, dans lequel elle a considéré que la demande revendiquait une solution technique à un problème technique, autrement dit une invention. En effet, la Cour a jugé que l’invention se situait dans le domaine des dispositifs de communication et que celui revendiqué répondait plus particulièrement au problème technique résidant dans la visualisation globale d’une situation pour une unité comportant plusieurs combattants et non celui de la mémorisation en situation de stress, qui constituait un problème de nature cognitive. Ainsi, ce dispositif impliquait plusieurs moyens techniques, lesquels justifiaient que l’invention revendiquée soit considérée comme technique dans son ensemble (microprocesseur, moyens de stockage tels qu’un disque dur ou une carte mémoire, une interface de communication et un écran).
Le pourvoi visant cet arrêt a été rejeté par la chambre commerciale de la Cour de cassation, qui s’est abstenue de motiver, étant donné qu’elle juge le moyen de cassation manifestement irrecevable. Ledit moyen reprenait essentiellement celui fondé sur les articles L. 611-10, 2°, d) et L. 612-12, alinéa 1, 5° du CPI invoqué dans l’affaire « Thales ».
4. Les deux décisions d’appel retenaient des positions s’apparentant à l’approche « Hitachi » et les arrêts commentés ne semblent pas démentir ladite approche. Si la décision Thales a été cassée, cette cassation est cependant liée à une absence de caractérisation de la technicité. Une telle absence pouvant se justifier dès lors que, tout en retenant l’approche « Hitachi », la Cour d’appel avait néanmoins écarté la brevetabilité de la première caractéristique de la revendication 1, qui concernait l’affichage de la timeline, pour se concentrer sur sa seconde caractéristique (relative à la longueur de la timeline), sans qualifier le caractère technique de cette dernière. Autrement dit, l’on peut imaginer que l’arrêt aurait été autre si la Cour d’appel avait apprécié cette revendication dans son ensemble, en précisant que le dispositif d’affichage sur lequel elle portait constituait un moyen technique. S’agissant de l’affaire « Bull », la Cour d’appel a, à l’inverse, effectivement qualifié la technicité, en précisant que les moyens techniques (microprocesseur, moyens de stockage, une interface de communication et un écran) justifiaient la technicité de l’invention. Dans les deux cas, la Cour de cassation ne critique pas la méthode d’appréciation du caractère technique, mais son application. Il apparaît, en d’autres termes, que la haute juridiction reconnaisse la pertinence de l’approche « Hitachi », mais seulement implicitement.
5. Le fondement des arrêts est néanmoins source de confusion : il s’agit de la notion d’invention telle que déduite de L. 611-10, 2° du CPI (qui reprend en substance l’article 52, 2° de la CBE). Or, si l’appréciation de la contribution technique, telle que comprise dans l’affaire « Vicom », s’analyse au visa de ce texte, l’approche « Hitachi » résulte de l’examen de l’activité inventive (l’article 56 de la CBE, repris en substance par l’article L. 611-14 du CPI). Ainsi, la référence à la notion de contribution technique implique de rechercher quel est l’apport de l’invention à l’état de la technique. Ce faisant, nous devrons forcément rechercher ce qui est inventif dans ce qui est revendiqué. Or, l’article L. 611-10, 2° du CPI, dont est déduit la notion d’invention, se contente de délimiter le domaine de la technique avec une série d’exclusions. À ce stade de l’éligibilité à la protection, il ne devrait pas être question de s’intéresser à l’activité inventive, laquelle sera examinée ultérieurement lors de l’examen de cette dernière au visa de l’article L. 611-14 du CPI. C’est en partie ce qui explique qu’au niveau de l’Office européen cette contribution participe depuis longtemps de l’examen de l’activité inventive (art. 56 de la CBE).
La Cour de cassation aurait-elle commis une erreur en se fondant sur la contribution technique au visa de l’article L. 611-10, 2° du CPI et non au visa de l’article L. 611-14 du CPI ? Rien n’est moins sûr. Si le fondement (l’article L. 611-10, 2° du CPI) est inadéquat, il faut garder à l’esprit qu’il constitue l’origine du pourvoi auquel la haute juridiction est liée. Sans oublier que nous devons nous souvenir de la nature des pourvois en cause : ils ont tous deux été formés par le Directeur général de l’INPI. Or, les textes en cause ne sont plus en vigueur depuis la loi PACTE. Le terme « manifestement » a disparu de l’article L. 612-2 et l’INPI est compétent pour examiner l’activité inventive. Dès lors, si on fait fi du fondement inapproprié, il ne semble pas particulièrement osé d’imaginer que les solutions retenues par la Cour de cassation soient transposables à l’examen de l’activité inventive par l’INPI. Cette compréhension présenterait alors l’avantage d’être plus proche de celle de l’OEB, de telle sorte qu’il serait possible d’utiliser devant l’INPI des méthodes déjà éprouvées devant l’OEB.
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