Une fois n'est pas coutume, le sujet du jour n'est pas une décision, mais une affaire non encore résolue; elle le sera normalement en janvier de l'année prochaine à l'issue d'une procédure orale prévue pour 5 jours, la première-demi journée devant être consacrée à clarifier les requêtes des brevetés et des 7 opposants restants (sur les 9 d'origine).
Le brevet en cause est un des brevets de base sur l'outil de modification du génome appelé CRISPR-Cas 9. Découverte en 2012, cette technologie est devenue un sujet d'affrontement majeur entre d'une part l'Université de Berkeley et d'autre part le Broad Institute (émanation de Harvard et du MIT).
L'affaire en question tourne exclusivement autour d'une question de
droit de priorité.
Les 12 demandes prioritaires sont des demandes provisoires américaines déposées chacune au nom de divers inventeurs.
La division d'opposition avait jugé que les priorités P1, P2, P5 et P11 n'étaient pas valables du fait que
certains de leurs déposants (
Maraffini, Bikard et Jiang, de la
Rockfeller University)
n'ont pas cédé leur droit de priorité aux déposants de la demande PCT (
Broad, MIT et, pour les US, les inventeurs Zhang, Cong, Hsu et Ran).
L'invention n'était alors pas nouvelle au regard de
D3 et
D4, publications intervenues avant la date pertinente dans les revues
Science et
Nature.
La même question se pose dans 5 autres procédures d'opposition.
Dans les 40 pages de sa
décision, la division d'opposition a successivement rejeté les 3 lignes d'argumentation des brevetés selon lesquelles: premièrement l'OEB n'aurait pas compétence pour décider qui dispose du droit de priorité et comment ce droit peut être cédé, deuxièmement dans le cas de déposants multiples pour la première demande, le sens de "celui" (
any person) dans l'article 87 CBE devrait être compris comme "l'un ou l'autre, sans distinction", et troisièmement le sens de "celui qui a régulièrement déposé" devrait être interprété selon la loi nationale, ici la loi américaine.
Sur ce dernier point les brevetés
font valoir que les demandes provisoires décrivent plusieurs inventions et que celle émanant des 3 inventeurs de la
Rockfeller University n'a pas été reprise dans la demande PCT (mais dans une autre demande), de sorte qu'au regard du droit américain, les inventeurs en question n'étaient pas déposants pour les inventions faisant l'objet de la priorité discutée et ne disposaient pas du droit de priorité revendiqué dans le présent brevet. Un
communiqué de presse de 2018 relatant l'issue d'un arbitrage entre
Broad et la
Rockfeller University a été publié à cet égard.
Compte tenu de l'importance majeure du dossier, les parties ont déposé un très grand nombre d'opinions juridiques émanant d'éminents experts, professeurs, anciens juges etc... y compris l'ancien directeur de l'USPTO
Davis Kappos (document référencé D282),
Lord Hoffmann,
Prof. Dr. Straus et
Lord Neuberger.
La Chambre a récemment émis un
avis provisoire destiné à cadrer les débats. Pour elle l'affaire se résume de la manière suivante:
A et B ont déposé une première demande. A est le seul déposant de la demande ultérieure (la demande revendiquant la priorité de la première demande). La priorité est-elle valable en l'absence de cession du droit de priorité de B à A?
La jurisprudence actuelle (et celle de certains tribunaux nationaux) est en faveur du "non". Tous les déposants de la première demande doivent être déposants de la demande ultérieure.
La Chambre explique ensuite que selon elle le sens de "celui" (ou "
any person") est ambigu, de sorte que les multiples arguments linguistiques ne paraissent pas pertinents. La question de savoir si c'est la loi nationale ou la CBE qui s'applique au transfert du droit de priorité ne paraît pas non plus pertinente pour l'affaire.
Si la condition selon laquelle c'est la même personne qui peut déposer la demande ultérieure et bénéficier du droit de priorité n'existait pas, un tiers pourrait "voler" le droit au brevet d'une autre personne. Cette condition existe pour éviter une situation dans laquelle A dépose une première demande et un tiers B dépose la demande ultérieure. Selon les opposants, cette condition sert aussi à éviter dans le cas de co-demandeurs, qu'un de ces derniers puisse priver l'autre de son droit au brevet.
La Chambre estime que les références au droit national en ce qui concerne les questions de propriété ne paraissent pas pertinentes.
La Chambre liste également les arguments en faveur ou non du maintien de la pratique actuelle:
- en faveur du maintien: la pratique est de longue date, elle protège les co-demandeurs, la situation des brevetés aurait pu être évitée s'ils avaient été prévoyants, il existe un risque de demandes ultérieures multiples; d'autres conséquences négatives peuvent exister
- en faveur du changement: le co-déposant non mentionné dans la demande ultérieure serait en meilleure position, en pouvant réclamer ses droits, alors que selon la pratique actuelle la perte de la priorité peut entraîner la perte du brevet, l'approche est plus en ligne avec les objectifs de la Convention de Paris qui sont de faciliter les dépôts à l'étranger.
Il est possible que la Grande Chambre soit saisie.
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