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vendredi 10 mai 2019

L’arrêt Conversant : les licences FRAND entre droit des brevets et secret des affaires, par Matthieu Dhenne

J'ai le plaisir d'accueillir aujourd'hui Matthieu Dhenne. Avocat et docteur en droit, Matthieu est également président de l'Institut Stanislas de Boufflers.

L'article a également été publié sur www.dhenne-avocats.fr


L’arrêt Conversant : les licences FRAND entre droit des brevets et secret des affaires (CA Paris, 16 avril 2019) 

L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 16 avril 2019 dans l’affaire Conversant c/ LG a suscité l’espoir de voir (enfin) le juge français se prononcer sur la fixation des redevances FRAND. Cet espoir fut vain. Il n’en demeure pas moins que cette décision comporte des aspects intéressants, en particulier à propos de l’analyse de l’essentialité et du secret des affaires. 


1. Conversant (anciennement Core) détient un portefeuille de brevets dont plus d'un millier de brevets ont été déclarés essentiels aux normes 2G, 3G et 4G auprès de l'Institut européen de normalisation des télécommunications (ETSI). Core a négocié durant plusieurs années avec LG en vue de parvenir à une licence sur ce portefeuille ; ces négociations ont échoué. Ainsi, en septembre 2014, Core a assigné LG devant le Tribunal de grande instance (TGI) de Paris, afin d’obtenir des dommages-intérêts, d’une part, et de voir fixer le taux de redevance pour les appareils de télécommunication de LG, d’autre part. Cinq brevets européens étaient invoqués. Jugeant qu’aucune preuve de contrefaçon n’avait été apportée, le TGI a rejeté ces demandes en avril 2015. Des questions identiques étaient soulevées en appel, sauf que Conversant n’invoquait plus que deux des cinq brevets initiaux. La défenderesse opposait la nullité des brevets, l’absence d’offre FRAND ainsi que l’épuisement des droits en produisant une licence Nokia – Qualcomm

2. Bien que la Cour d’appel ne se soit finalement pas prononcée sur la fixation du taux de redevance FRAND (voir notre commentaire à paraître dans la revue Propriété Industrielle), son arrêt se révèle toutefois intéressant en raison de l’analyse de l’essentialité qu’il offre puis en ce qu’il est, à notre connaissance, le premier à appliquer la loi du 30 juillet 2018 sur la protection du secret des affaires dans un contentieux lié au droit des brevets.

3. Dans l’arrêt commenté c’est justement l’absence d’essentialité des brevets qui mit un terme (prématuré) aux développements de la Cour.

En l’occurrence, la revendication 1 du premier brevet, EP 0978210, portait sur un « procédé permettant de de sélectionner une station de base dans un système de communication mobile » comprenant les deux étapes suivantes : « identifier une mauvaise connexion radio entre une seconde station de base et un terminal multimode » et « sélectionner l’une des premières stations de base en fonction de la mesure d’au moins un signal de station de base dans le terminal multimode ». Selon les descriptions techniques pertinentes des normes UMTS (3G) et LTE (4G) si une connexion radio présentant une qualité inférieure à un seuil est identifiée, une étape de mesure comme revendiquée doit être effectuée. En revanche, le terminal peut décider de ne pas effectuer ou non ladite mesure si la qualité de la connexion radio est supérieure au seuil. La Cour en a conclu qu'un terminal qui effectue également la mesure lorsqu'il existe une bonne connexion serait conforme aux normes, mais n'enfreindrait pas le brevet, ce dernier ne serait donc pas essentiel auxdites normes.

Concernant le deuxième brevet, EP 0950330, il portait, selon sa revendication 1, sur un « terminal d'utilisateur comportant une interface sans fil et un dispositif de formatage pour formater un signal destiné à être transmis sur ladite interface sans fil conformément à un protocole de formatage de signal de bas niveau, caractérisé en ce qu’il comprend des moyens pour recevoir un signal de type, ledit signal de type indiquant un protocole de signalisation de haut niveau devant être utilisé pour transmettre ledit signal, et pour formater ledit signal conformément audit protocole de signalisation de haut niveau ». Les terminaux LTE sont capables d’accéder à la fois aux protocoles de réseaux dits « IPv4 » et « IPv6 », ce qui implique de mettre en œuvre l’étape de sélection visée par cette revendication. Ainsi, selon la demanderesse, l'objet de la revendication 1 est mis en œuvre. La Cour a jugé que le brevet lui-même, bien qu'il ait été déposé après la création d'IPv4 et d'IPv6, ne faisait pas la distinction entre ces versions et faisait uniquement référence au protocole Internet (IP). En outre, la norme ne stipule pas explicitement que le terminal doit choisir entre IPv4 et IPv6 lorsque les deux sont disponibles. Il n'est donc pas possible de considérer qu'une telle étape de sélection soit exigée par la norme et donc que le brevet la revendiquant soit essentiel.

4. Une question, et pas des moindres, demeure à la fin de ces développements : quid des redevances si le brevet est effectivement contrefait et pas essentiel ? A priori, dans une telle hypothèse, il ne serait plus tenu d’un engagement FRAND. Le breveté serait alors libre de fixer les redevances de son choix. Cela étant, cette hypothèse ne pourra voir le jour que si le breveté prouve la contrefaçon indépendamment de la seule mise en œuvre du standard. Nous en reviendrions donc aux règles du droit des brevets « standard ». Cette position rejoint celle également adoptée par le TGI dans l’affaire Vringo où un brevet avait été annulé tandis que l’autre avait été jugé non essentiel (TGI Paris, 30 oct. 2015, Vringo c/ ZTE, RG no 13/06691).

5. Par ailleurs, concernant le secret des affaires, à la suite d’une ordonnance sur incident rendue en octobre 2018, la Cour d’appel de Paris avait décidé d’appliquer la loi du 30 juillet 2018 et plus particulièrement le nouvel article L. 153-1 du Code de commerce. L’accès à certaines pièces (notamment les contrats de licence) a ainsi été réservé aux avocats des parties et à certaines personnes désignées ayant signé des accords de confidentialité (en particulier des interprètes et des économistes). Deux versions des communications écrites ont en outre été déposées : une complète et une privée de toute référence à des informations confidentielles relatives aux divers contrats de licence en cause. Enfin, l'audience s'est déroulée sur trois jours. Durant une partie de la première journée l'accès à la salle d'audience a été limité aux avocats des parties et à quelques représentants desdites parties. Cette séance à huis clos a été consacrée aux pièces les plus sensibles (l'accord Nokia-Qualcomm notamment). Le deuxième jour, la détermination du taux FRAND a été discutée. Là encore, l'accès à la salle d'audience a été limité aux personnes susmentionnées, ainsi qu'à un certain nombre d'experts désignés, pendant une partie de la journée – quand des contrats de licence comparables ont été divulgués. Le troisième jour, la validité, l’essentialité et la contrefaçon des brevets ont été discutées, sans aucune restriction d’accès cette fois-ci.

6. Rares sont les entreprises qui souhaitent divulguer les taux de licences comparables eux-mêmes souvent issus de longues négociations. Notons à ce propos qu’outre-Rhin la transposition de la directive sur le secret des affaires n’a pas encore abouti et que l’Oberlandesgericht de Düsseldorf a déclaré, dans la décision Sisvel c/ Haier, en 2017, que le titulaire d’un SEP était tenu de produire des contrats de licence comparables, bien qu’ils soient couverts par un accord de confidentialité (dit « NDA ») (OLG Düsseldorf, 30 mars 2017, Sisvel c/ Haier, aff. no I-15 U 66/15). Dans une autre décision également rendue en 2017, Unwired Planet c/ Huawei, la même Cour a déclaré que le refus du demandeur de produire un NDA pouvait laisser présumer des pratiques discriminatoires tandis que le refus du prétendu contrefacteur pouvait conduire à considérer qu'il ne s'agissait pas d'un preneur de licence volontaire. Il avait alors été jugé que les termes suivants étaient raisonnablement susceptibles d’être couverts par un NDA : (i) limiter la divulgation à seulement quatre employés du défendeur (à nommer explicitement), (ii) exiger que les obligations de confidentialité survivent à la résiliation du contrat de travail, (iii) imposer une sanction contractuelle de 1 million d'euros, et (iv) prévoir des exceptions restreintes aux obligations de confidentialité, exceptions qu’il revient au défendeur de démontrer (OLG Düsseldorf, 14 déc. 2016 et 17 janv. 2017, Unwired Planet c/ Huawei, aff. no I-2 U 31/16).

7. Le juge français pourra donc s’enorgueillir d’avoir appliqué les dispositions issues de la loi de transposition de la directive sur le secret des affaires avant que le juge allemand ne puisse en faire de même dans son pays. Non seulement la confidentialité n’est pas remise en cause, mais en outre les parties sont susceptibles de débattre des comparables à huis clos avec tous les éléments nécessaires. Nous ne pouvons donc, pour notre part, que nous féliciter de cette application de la loi du 30 juillet 2018, d’autant que cette confidentialité de la procédure constitue peut-être le seul aspect positif dans la transposition réalisée par le législateur français, par ailleurs fort lacunaire (cf. notre commentaire de cette loi au Recueil Dalloz 2018, page 1817).

8. Alors bien sûr nous n’aurons pas eu exactement la décision que nous espérions, mais autant les motifs touchant à l’essentialité que l’introduction exemplaire de la procédure propre au secret des affaires nous laissent à penser que la Cour tout en modernisant ladite procédure nous rappelle quelques bases touchant à la contrefaçon de brevets. Et peut-être qu'ainsi les brevets, déjà mis en valeur dans l'affaire Vringo, prendront davantage de place dans les négociations FRAND à l'avenir, en France comme ailleurs dans le monde.

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