Matthieu Dhenne me fait à nouveau le plaisir de publier sur le blog. Avocat et Docteur en droit, Matthieu est aussi Chercheur à l’Institut Max-Planck pour l’Innovation et la Concurrence ainsi que Président de l'Institut Stanislas de Boufflers.
L'article a également été publié sur www.dhenne-avocats.fr
Bien qu’il se soit déclaré contre la « levée » des brevets le 23 avril dernier, le Président Emmanuel Macron a opéré une volte-face en se prononçant pour la suspension de la propriété intellectuelle le 6 mai, à la suite de la déclaration de l’administration étatsunienne dans le même sens le 5 mai. Ces déclarations contradictoires ont relancé de plus belle la polémique sur la levée des brevets, qui constitue pourtant une fausse bonne idée détournant le débat de la vraie question : comment rendre la procédure de la licence d’office effective ?
Destinés à récompenser l’innovation par une exclusivité temporaire de 20 ans sur l’exploitation des inventions issues de la recherche, les brevets émergent (trop ?) rarement du discours politique en France et en Europe.
Pourtant, depuis l’annonce du 5 mai de l’administration Biden, qui apporte son soutien à la proposition de suspension des droits de propriété intellectuelle liés à la Covid-19 née à l’OMC sous la houlette de l’Inde et de l’Afrique du Sud, le sujet de la levée des brevets s’est imposé dans le débat public, puisqu’ils seront en première ligne en cas de suspension de la propriété intellectuelle liée à la pandémie.
On notera par ailleurs que Madame Merkel s’est quant à elle prononcée contre cette suspension de la propriété intellectuelle, étrange quand on sait qu’une loi votée en avril 2020 par le Parlement allemand (Infektionsgesetz, résumée en anglais ici) déclare exactement l’inverse : que les brevets liés à la covid-19 pourront à tout moment être privés d’effets si nécessaire (ce qui est d’ailleurs contraire à l’article 31 bis du Traité TRIPS, mais bon…).
Rappel salutaire à expliquer (et répéter) à aux dirigeants politique : la fonction des brevets
Souvent caricaturés comme des instruments destinés à remplir les portefeuilles des actionnaires des « Big Pharma », notamment, en gardant les secrets de leurs formules, les brevets constituent en réalité des instrument d’incitation à la recherche visant notamment à l’amortissement des investissements de R&D.
Un brevet constitue en effet un titre de propriété portant sur une invention qui est délivré par une administration (i.e. l’INPI) qui accorde, pour une durée de 20 ans, une exclusivité sur l’exploitation de l’invention qu’il divulgue. Autrement dit, à l’inverse de ce que l’on entend souvent, le brevet ne garantit aucun secret, mais permet une diffusion de la recherche, dès lors qu’il est public.
Ainsi, une levée des brevets découragerait les investissements dans la recherche privée, qui sont très largement supérieurs aux investissements dans la recherche publique. Un tel découragement apparaîtrait ainsi, à tout le moins, dans des situations similaires (e. g. pandémie avec un variant exigeant un nouveau vaccin). Sans compter que dans le cas présent les brevets, pour l’instant, ne concernent pas les vaccins en tant que tels, mais des méthodes de fabrication (comme l’ARN messager) qui ont été inventées antérieurement à la pandémie et qui proviennent uniquement d’investissements privés (voir un résumé ici). Enfin, les brevets sont très souvent détenus par des PME et non des multinationales, comme c’est le cas de BioNTech ou Moderna par exemple.
"Levée" des brevets et suspension de la propriété intellectuelle à l’OMC
Une discussion est en cours depuis l’automne 2020 à l’OMC s’agissant d’une éventuelle suspension des droits de propriété intellectuelle liés à l’actuelle pandémie. Cette suspension ne vise cependant pas que les brevets, mais toutes les propriétés intellectuelles, parmi lesquelles il faut également inclure le savoir-faire, non seulement secret, mais surtout très important pour l’exploitation des enseignements des brevets. Savoir-faire d’ailleurs indispensable pour adapter les capacités de production, notamment pour la technique de l’ARN messager.
Il convient en outre de souligner que la suspension pour laquelle certains pays, avec l’Inde et l'Afrique du Sud en tête, militent, vise uniquement à éviter que les États soient obligés d'agir au niveau national. En d’autres termes, il s’agit d’éviter que chaque État ait, individuellement, à mettre en œuvre la procédure de la licence d’office, et risquant de faire fuir l'industrie pharmaceutique de leurs territoires, pour préférer une mesure collective de suspension de la propriété intellectuelle.
On remarquera que ce changement d’échelle sert aussi de prétexte pour passer de la licence d’office (délimitée par l’article 31 bis du Traité ADPIC et notamment subordonnée à des redevances proportionnelles à l’exploitation de l’invention) à une pure et simple suspension (s’apparentant une expropriation qui sera au mieux dédommagée via une indemnité par brevet).
En tout cas, il n’existe à l’heure qu’il est aucun précédent, dès lors il faudrait que chaque pays imagine une procédure particulière, inexistante pour l’instant, via laquelle l’État devrait identifier les brevets liés à la COVID-19 et évaluer pour chacun d’entre eux une indemnité.
Le vrai problème ignoré : l'absence d'effectivité du mécanisme de la licence d'office
En fin de compte, on a du mal à comprendre pourquoi le Président de la République et avec lui l’ensemble de l’exécutif se bornent à s’opposer ou à être favorables à la "levée" des brevets ou la suspension de la propriété intellectuelle tout en faisant mine d’ignorer le mécanisme de la licence d’office, qui existe dans notre droit positif et pourrait faciliter la fabrication de vaccins.
D'ailleurs il serait tout à fait imaginable que les membres de l'OMC adoptent collectivement, au niveau international, une déclaration d'intention par laquelle ils s'engageraient à mettre en œuvre la procédure de la licence d'office, sans qu'il ne soit question de suspension (et donc d'expropriation).
Cette absence de vision apparaît particulièrement dommageable dans la mesure où la licence d'office offrirait des avantages non négligeables : des mécanismes existants et des redevances proportionnelles à l'exploitation de l'invention, de telle sorte qu'un équilibre serait conservé entre la récompense qui incite à la recherche et l'intérêt de la santé publique.
Alors même que la licence d’office est présente dans notre droit positif (L. 613-16 du Code de la propriété intellectuelle) et conforme au Traité ADPIC (art. 31 bis). Il reviendrait à l’État de mettre en œuvre cette procédure et de négocier avec les fabricants des redevances (sans doute moindres qu’en temps normal) puis d’accorder des licences à tous les fabricants le souhaitant. L’État pourrait ainsi déplacer son contrôle de la distribution à la production en pouvant ouvrir la fabrication à tous ceux prêts à produire. Ce type de licence pourrait ainsi maintenir un équilibre entre récompense de la recherche et intérêt de la santé publique.
Notons toutefois qu’une proposition de loi déposée le 8 avril dernier au Sénat, en vue de l'octroi d'une telle licence, pourrait (enfin) pallier cette malheureuse carence gouvernementale.
Je suis étonné que dans toutes ces discussions on ne mentionne jamais quels sont ces fameux brevets bloquants, et qui refuse de donner des licences.
RépondreSupprimerOn peut pourtant constater que les brevets sur la techno ARNm n'ont pas empêchés deux sociétés concurrentes de produire et vendre deux vaccins très similaires.
De la même façons au moins trois sociétés ont pu produire des vaccins adéno (J&J, Astra et Sputnik)
Pour très bien connaître la PI sur la techno Adéno, il est très facile de créer un vaccin avec des techniques entièrement dans le domaine publique.
Le seul gros problème qui aurait pu se poser aurait été l'existence d'une demande sur la séquence du spike du SARS-COV2. Mais a priori (puisque nous sommes à moins de 18 mois de son séquençage), il semble qu'aucune demande n'ait été déposée.
Il ne s'agit pas ici d'une défense aveugle de la PI et de l'industrie du médicament. Je suis moins dithyrambique que Matthieu Dhenne sur ce sujet. Mais autant je pense qu'il serait nécessaire de menacer plus souvent les détenteurs de brevets de médicament dans le cadre des négociations sur le prix, autant dans le cas d'espèce c'est un débat stérile.
Très intéressant!
RépondreSupprimerEffectivement, il me semble que la licence d'office serait adaptée (en tout cas tel que j'avais compris le mécanisme de la licence d'office) et je ne comprends pas vraiment pourquoi il existe tant de réticences à son application. Quel(s) problème(s) la licence d'office pose(nt)-t-elle pour son application?
Question : Si il y avait levée de « ces » brevets, y aurait-il quand même leur publication sans que le titulaire puisse l’empêcher ? Cela est-il le cas pour toutes les juridictions ?
RépondreSupprimerLa solution serait une loi créant la licence d'officine.
RépondreSupprimerMerci pour cette contribution qui montre, si besoin était, que le faire-savoir est au moins aussi important que le savoir-faire ;-)
RépondreSupprimerEntièrement d'accord sur la remarque du premier commentaire: les politiques parlent de "droits de PI" mais de quoi parle-t-on exactement? S'il devait exister des demandes de brevet sur la couche actuelle du virus ce serait particulièrement suspect mais elles ne sont a priori même pas publiés - sinon sans être chimiste je peux imaginer que ça aurait fait grand bruit - et donc on parle bien uniquement de la technologie ARNm sur laquelle il y a précisément 2 sociétés concurrentes actives sans que cela ne pose visiblement de problème de coexistence.
Sur les aspects plus politico-économiques abordés, un article du Max Planck Institute est très complet sur le sujet.
L'approche à tendance kolko-sovkhozienne française, toujours très généreuse avec l'argent - notamment investi en l'occurrence quand il s'agit de R&D - des autres, s'oppose vigoureusement à l'approche allemande où la notion de revenu est associée à celle de mérite ["verdienen" signifie les deux à la fois] et selon laquelle il n'y a aucune raison pour celui qui a mérité son monopole d'en faire gracieusement bénéficier la communauté pour pas un kopeck. La roublardise a toutefois ses limites.
L'articulation entre [droit des brevets ou savoir-faire] et abus de position dominante est toujours un sujet très politique et donne évidemment lieu à des discussions partisanes suivant le côté de la barrière où l'on se trouve. Bizarrement, quand il s'agit par exemple de faire sauter le "monopole" d'EDF sur le nucléaire au niveau européen, l'Allemagne est beaucoup moins regardante sur les considérations de rentabilité alors qu'elle est empêtrée dans son marasme d'Energiewende et la cour des comptes qui tire la sonnette d'alarme sur la fuite en avant des coûts (sans parler d'efficacité et encore moins d'empreinte carbone avec la réouverture d'usines à charbon).
Notez pour finir l'ironie d'un président américain qui propose de "lever" les droits sur les brevets alors que lors des négociations ADPIC de l'Uruguay round [1986-1993] les négociations avaient été freinées par un lobbying supposé de… Pfizer pour maximiser les profits liés à la PI et s'opposer au régime de licence obligatoire alors que le SIDA faisait des ravages. C'est quand même assez cocasse.
Bonne journée et bonne suite & fin de semaine!
@Alice
RépondreSupprimerJe crains que vous ne sous-estimiez la propension des politiques, activistes et militants à proposer quelque chose de nouveau alors même qu'une solution existe déjà... ;-)
Je trouve très révélateur que lorsque l'on parle de pandémie et d'intérêt collectif l'article prend le postulat de base que les investissements privés sont la seule solution. Ne serait-ce pas là l'origine du problème justement ? Ouvrir sur ce questionnement pourrait être enrichissant.
RépondreSupprimerNous avons ensuite le magnifique commentaire sur la "tendance kolko-sovkhozienne française" face à la "notion de revenu est associée à celle de mérite" allemande. Les termes choisis ne sont-ils pas caricaturaux ?
Heureusement sur ce point un rappel lucide aux fait apporte un éclairage sur la vision nationaliste du mérite à l'allemande que quiconque travaillant avec nos chers amis peut constater quotidiennement.
Espérons que nos enfants pourrons connaitre d'autre schémas politiques et sociétaux plus solidaires et moins uniquement financiers. Ces schémas actuels étant soit disant justifiés par un pragmatisme qui masque une vision courts termes et férocement individualiste.
Donc questionnement sur les origines des financements sur la santé des humains ? Relation bénéfices/santé/société/Homme ?
@Anonyme du 20 mai à 10:51
RépondreSupprimerVotre questionnement sur le postulat de base est très légitime, mais pour moi, ce postulat est fondé.
Pourquoi ? Parce que les développements qui ont (très heureusement) conduit si rapidement aux vaccins contre le SARS-CoV-2 sont d'une complexité telle qu'il a fallu déployer des capitaux colossaux pour y arriver. Nous ne sommes plus à l'époque où un Jenner ou un Pasteur travaillant seuls ou avec une petite équipe peuvent arriver à un vaccin fonctionnel contre une nouvelle maladie. Il faut autrement plus de moyens et d'expertise.
En plus, nous exigeons (légitimement) que les produits obtenus soient extrêmement sûrs et répondent à toutes les exigences réglementaires, ce qui restreint encore le nombre d'entreprises (publiques ou privées) capables d'y parvenir.
Peut-être souhaitez-vous qu'une entreprise publique entreprenne à l'avenir ces développements. Fort bien, mais encore faut-il que celle-ci ait l'expertise nécessaire pour les mener à bien. Rappelons que même de grands laboratoires très outillés (Merck, GSK, Sanofi) ont échoué à développer un vaccin contre le Covid.
De toute façon, je pense que rien n'aboutira de ces grands discours sur la levée des brevets : actuellement, ce ne sont pas les brevets qui font obstacle à la production des vaccins, mais le manque d'expertise humaine et de matériel de pointe nécessaires pour les produire (il y avait à ce sujet l'été dernier un papier fascinant qui expliquait que même les fioles en verre adaptées pour contenir le vaccin risquaient de manquer, et que les quelques fabricants capables de les produire avaient là à faire face à un défi industriel majeur) ; et quand on aura réussi à tomber d'accord au niveau international sur une solution, l'urgence sera probablement passée...
A propos de fioles en verre, n'y aurait-il pas un lien avec la fourniture du vaccin de Pfizer en fioles de 5+ doses? Autant de flacons en moins, sans doute.
RépondreSupprimerLa discussion sur la pertinence de mettre en œuvre le mécanisme de licence d'office plutôt qu'un nouveau mécanisme de "levée" des brevets dont les détails seraient à définir est intéressante. Il est effectivement dommage que le débat ne porte pas sur cet aspect.
RépondreSupprimerCependant, votre adresse mériterait d'être plus pondérée sur certains aspects, sur lesquels elle fait preuve d'une certaine démagogie que vous prétendez pourtant dénoncer.
"une levée des brevets découragerait les investissements dans la recherche privée, qui sont très largement supérieurs aux investissements dans la recherche publique"
Certes, et c'est bien normal car ces sociétés fondent leurs revenus sur les résultats de leur recherche. Les investissements dans la recherche privée sont "très supérieurs", mais ils sont à la mesure des chiffres d'affaire des sociétés concernées et représentent un pourcentage comparable à celui du secteur des hautes technologies ou de l'aéronautique, tout en restant inférieur (de moitié environs) au budget marketing (pub, séminaires...).
Il faut également se souvenir que cette "recherche privée" est très largement subventionnée (crédits d'impôts, subventions...), et notamment dans le cas du Covid, avec des contrats de pré-commandes très importants. Le brevet est un moyen d'assurer un rapport de force et de fixer un prix, et ainsi d'assurer une marge. On a vu avec la pénurie de certains traitements indispensables, par exemples des anti-cancéreux, qu'il peut y avoir divergence entre la recherche de rentabilité et la santé publique. La protection par brevet est octroyée par l'Etat, mais ne devrait pas se retourner contre l'Etat lorsque des questions de santé publique sont en jeu. A ce titre, la licence d'office devrait pleinement être mise en œuvre, et pas uniquement sur les vaccins Covid.
"Sans compter que dans le cas présent les brevets, pour l’instant, ne concernent pas les vaccins en tant que tels, mais des méthodes de fabrication (comme l’ARN messager) qui ont été inventées antérieurement à la pandémie et qui proviennent uniquement d’investissements privés"
Difficile de ne pas tomber de sa chaise en lisant ça... Les techniques d'ARN messager ont été développées au moins en partie par l'Université de Pennsylvanie. Les études liées à la protéine Spike ont été menées par l'Université du Texas, sans compter les années de développement du National Institute of Health. Le vaccin n'a pas été développé par une PME en 6 semaines, mais repose sur des années de recherches à bas bruit, largement publiques.
"Enfin, les brevets sont très souvent détenus par des PME et non des multinationales, comme c’est le cas de BioNTech ou Moderna par exemple."
Oui, tout à fait. Les Big Pharma développent de plus en plus un modèle attentiste, en reportant le risque de la recherche sur de plus petites structures, qu'elles rachètent ou avec lesquelles elles s'associent lorsqu'une innovation prometteuse émerge, leur talent étant alors de repérer la bonne innovation, et de rafler le partenariat avant leurs concurrents.
RépondreSupprimerUn panorama des acteurs brevet sur les vaccins ARNm :
https://www.nature.com/articles/s41587-021-00912-9
@Franco-belge
RépondreSupprimerJe n'ai pas trouvé de source qui le confirme. Mais cela me semble plausible : un demi-ordre de grandeur, c'est toujours ça de gagné quand il y a pénurie.
Voici l'article (paru le 26 juin 2020) que j'évoquais hier : https://www.wired.com/story/vaccine-makers-turn-to-microchip-tech-to-beat-glass-shortages/
La société Schott rapportait avoir reçu des commandes et options pour un total d'environ un milliard de fioles, soit le double de sa production annuelle !